Bribes...









Patrick Lapeyre a décidément des phrases bien balancées et des observations qui font mouche... Le titre du livre : La vie est brève et le désir sans fin est limpide, j'ai hâte de trouver le temps de le lire.


"Il reste ensuite plusieurs minutes rencogné dans sa voiture, en proie à une légère nausée. Tout en regardant le défilé des camions sur la route entre les alignements de platanes, il cherche à se rappeler la dernière fois où il a vu Nora, il y a deux ans, et s'aperçoit qu'il en est incapable.

Il a beau se torturer la mémoire, il ne retrouve plus rien, aucun son, aucune image. Comme si sa conscience avait effacé la scène pour qu'il la recommence. Pour que la dernière fois redevienne encore une fois." 

Patrick Lapeyre, La vie est brève et le désir sans fin, Editions P.O.L., pages 11-12.
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Un très beau texte envoyé par une lectrice assidue. Henri Bauchau nous parle de poésie, magnifiquement :

Dépendance amoureuse du poème, Henri Bauchau.

Survient un son, un rythme, une image, une intuition et j'ai soudain le désir, l'espérance d'écrire un poème. Je ne sais d'où viennent ces impressions inattendues, je vois seulement qu'elles sont en mouvement et que pour les retenir je dois me faire mouvant comme elles. Je m'avance dans la pesanteur et la limpidité des mots, j'entre dans leur jeu. J'entrevois que si je parviens à quitter mes chemins battus je pourrai, par attirances et dissociations, assonances et dissonances, découvrir entre eux des convenances et des ruptures qui me sont encore étrangères.

Je me sens guidé par un rythme d'abord confus mais auquel je dois me conformer, par un son de voix que je reconnais peu à peu pour le mien lorsque j'ai la fermeté suffisante pour l'attendre et pour l'écouter.

C'est un moment de bonheur où je communique avec une profondeur, avec un passé, tout en me dirigeant, de façon imprécise mais certaine, en avant. Ce bonheur, ce leurre offert à mon espoir par un amour véritable mais qui doit demeurer ignoré, est nécessaire pour que je continue à poursuivre mon entreprise, ou mon voyage, sans savoir où je vais. Car entretemps j'ai plus ou moins perdu de vue mes perceptions initiales. L'esprit n'est plus orienté vers un but mais par le désir de s'enfoncer – et peut-être de se perdre – dans une matière. Matière verbale, matière d'images, de sons et de sens. Matière de l'écriture elle-même qui est toujours pour moi matière féminine. Cette matière attire l'esprit, le capte, l'y attache. Il y entre pour renaître mais elle le lie à l'œuvre, à la table de travail et à la nécessité d'un intense loisir qui le force à mettre entre parenthèses toutes ses autres préoccupations. Je sens un vif désir de sortir au plus vite de cet état de dépendance quand l'inévitable apparition du désespoir m'y replonge. (…) La poésie dévaste la vie courante, elle la dénude, elle déborde le poète. (…)

C'est le moment de la patience, de la ténacité, d'un travail qui semble devenu vain. Il faut sonder, remettre en question, attendre, laisser se faire les gouffres, les ponts, les pertes et les liaisons nécessaires. (…)