vendredi 17 février 2012

Réponse à Danielle Cusin

Danielle Cusin a dit…
SVP, dites-moi si le troisième volet de la trilogie de Stefansson va être publié. Je ne sais pas quoi de ses héros qui tombent sur une surface dur et pour qui le monde s'éteint.  OUI, Danielle, évidemment qu'il le sera, je vais le traduire à la fin du printemps, je dois rendre le manuscrit à la mi-juillet et il sera publié au début de l'année 2013, toujours dans la collection Du Monde Entier, chez Gallimard! Je ne peux pas vous en dire plus pour l'instant, mais je signalerai évidemment la parution ici...

jeudi 9 février 2012

La traduction : frontières et limites

Vous lirez ci-dessous un article que j'ai rédigé en décembre dernier pour la revue Hieronymus, le bulletin trimestriel de l'Association Suisse des Traducteurs et Terminologues. Le thème était : Traduction : frontières et limites. 



La traduction : frontières et limites

Sans doute n’est-il que peu de choses qui soient plus agaçantes – et passionnantes – pour les traducteurs que certaines questions qui surgissent presque immanquablement à chaque fois que la discussion s’oriente sur leur activité. L’une de ces interrogations obligées et toujours quelque peu inquiétantes porte sur le degré de fidélité de l’œuvre traduite par rapport au texte original, le traducteur étant souvent, dans une certaine mesure, soupçonné de trahir – au moins partiellement – une œuvre que, par son travail et ses tentatives d’apprivoisement, il ouvre aux locuteurs de sa langue.
 

La tâche du traducteur et quelques-uns de ses paradoxes : s’éloigner pour mieux s’approcher
 

Le travail du traducteur consiste à transmettre une œuvre étrangère sans la dénaturer tout en la coulant dans le moule de sa propre culture. Ainsi énoncée, la tâche semble d’une déconcertante simplicité : vous prenez une pâte, vous la coulez dans un moule que vous enfournez, puis laissez cuire le tout et, le temps de cuisson écoulé, il n’y a plus qu’à déguster. C’est prêt ! Mais voilà, les choses ne sont pas si simples. La pâte une fois cuite n’aura plus le même goût que lorsqu’elle était crue ; or, dans le processus de traduction, il importe à la fois que le texte écrit dans la langue cible soit lisible et qu’il entretienne le plus grand nombre possible de correspondances et de résonnances avec le texte source. La métaphore culinaire est donc nulle et non avenue pour décrire le processus de traduction.
Le traducteur honnête – gageons que la plupart le sont – doit efforcer de transformer l’œuvre originale sans trop la déformer afin d’en donner à lire dans sa langue une réplique presque exacte. En ce sens, il est un passeur de mondes, il permet effectivement à ceux qui parlent sa langue et ne maîtrisent pas l’autre de franchir des frontières. Il leur ouvre de nouveaux espaces en réécrivant l’œuvre, en devenant lui-même, pour un temps, un double de l’auteur. Le traducteur est un auteur qui réécrit un texte qui n’est pas du tout le sien et en même temps entièrement le sien le temps que dure le processus de la traduction.
 

Tout cela est bien beau et j’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes en l’énonçant. Bien beau, mais pas si simple, et pas très rassurant, j’en conviens. Vous remarquerez que je m’entoure de précautions qui ne sont pas seulement rhétoriques ou attesteraient d’une humilité feinte de ma part. Les propos que je viens de tenir sont fortement modalisés et modérés. Non parce que je serais naturellement humble, mais parce qu’en tant que traducteur, on n’a d’autre choix que l’humilité et le courage face aux textes et aux mots qu’on doit transposer, exporter, redire dans notre langue. Notez que je ne parle pas d’identité entre l’œuvre originale et sa traduction, mais de grandes ressemblances, de correspondances, de résonnances multiples, de parenté proche. Et si je procède ainsi c’est parce que ma pratique pour ainsi dire quotidienne de l’exercice à la fois vicieux et vivifiant qu’est la traduction littéraire m’a conduit à reconnaître qu’il ne saurait exister d’identité parfaite quand il s’agit de dire dans une langue ce qui a été énoncé dans une autre. Il y a à cela un certain nombre de raisons.
 

« Langue » égal « culture »
 

Chaque langue possède son fonctionnement propre, sa morphologie, sa phonologie particulière, sa vision du monde et sa manière de découper, d’agencer le réel. Chaque langue possède ses tournures idiomatiques, ses expressions propres, ses proverbes, sa culture. Il n’existe pas de langue naturelle qui ne soit l’expression de la culture et de l’environnement de ses locuteurs et j’entends évidemment le mot culture au sens le plus large. C’est justement là que surgissent les difficultés : comment transférer tout cela sans le dénaturer et sans le perdre complètement ? Tout traducteur qui n’est pas tombé de la dernière pluie sait au fond de lui qu’il ne parviendra jamais à imiter parfaitement le texte pour les raisons que je viens d’avancer : la fidélité est son intention générale, mais elle ne restera toujours qu’une visée, un point vers lequel il tend, sans jamais l’atteindre vraiment, ce qui ne l’empêchera pas de s’en approcher, parfois avec bonheur. Jamais, par exemple, il ne parviendra à imiter la prosodie de la langue source dans la langue cible, le faire reviendrait simplement à ne pas traduire.
 

La tentation du renoncement
 

Le traducteur pourrait décréter que, tout texte étant foncièrement intraduisible, il renonce à son activité. Il pourrait rester assis dans son coin à côté d’un radiateur à regarder pousser ses ongles et à se transformer peu à peu en statue. Il pourrait opter pour l’inaction, pour l’égoïsme : après tout, il connaît la langue dans laquelle a été écrit le bijou qu’il vient de lire et, si ses compatriotes veulent accéder à cette merveille, qu’ils aillent apprendre le chinois, l’islandais, le groenlandais, l’italien du XIIIe siècle ! Car ne risque-t-il pas de détruire le texte qu’il trouve si beau en le traduisant, nécessairement imparfaitement ? Ne risque-t-il pas d’y greffer des choses qui n’y sont pas dites explicitement en se voyant forcé de préciser un peu, par endroits, la pensée ou les propos de l’auteur ? Ne risque-t-il pas de castrer le texte en se voyant contraint de faire le deuil définitif d’une formule magnifique dans la langue source, mais qui tombe comme un cheveu sur une soupe glauque et fade dans sa langue à lui ? Ne risque-t-il pas, par amour de la langue source qu’il connaît intimement et qui résonne en lui presque comme si elle était la sienne, de vouloir forcer sa langue maternelle à accepter des tournures à la limite du compréhensible, s’attirant ainsi les foudres des lecteurs, des universitaires, des académiciens, de ses confrères ? Ses intentions louables et son désir de partager l’œuvre avec ses compatriotes ne risquent-ils pas de le mettre au pilori ? Allons, allons, mieux vaut opter pour la chaleur douce et rassurante du radiateur… Certes, certes…
 

Négociation et témérité
 

Mais alors ? Adieu Dostoïevski, Virginia Woolf, Shakespeare, Laxness et tous les autres ? Adieu à la littérature mondiale et vive le repli sur soi ? S’il existe sur terre une grande diversité de langues et de cultures, il existe également une chose commune à tous les hommes : l’expérience humaine et la faculté de langage. C’est sur le terreau de cette universalité que peut naître la traduction qui permet de faire franchir à des textes toutes les frontières, sur le terreau de cette universalité et aussi du deuil partiel que je viens de mentionner. Le traducteur incapable de s’accommoder des pertes ne peut exercer ce métier. Il lui faut également composer avec d’autres contraintes. Sa traduction doit non seulement être la plus fidèle possible au texte source, mais il convient en outre qu’elle respecte les exigences relatives à la langue cible. Une traduction trop littérale, qui calquerait le texte original, menacerait la compréhension – la cause est largement entendue. Elle risquerait également d’être simplement affreuse dans la langue cible. Voilà pourquoi, en plus de faire le deuil de certaines choses, le traducteur doit s’efforcer de produire un texte qui réponde également aux critères esthétiques de sa langue afin que l’œuvre puisse être lue par ceux pour lesquels il la traduit.
 

Quelques exemples importés d’Islande
 

Je voudrais maintenant illustrer mon propos à l’aide d’un problème auquel j’ai été confronté assez récemment. Je devais traduire en français le livre intitulé Himnaríki og helvíti de l’Islandais Jón Kalman Stefánsson. Mot à mot, le titre se traduirait par « Le paradis et l’enfer ». Le premier problème est que le mot « helvíti » fait effectivement référence à l’enfer en islandais, mais qu’il est aussi un juron fréquemment utilisé, et qui pourrait se traduire par « merde ! », plutôt que par « Enfer ! », lequel serait ridicule pour les Français, eux qui sourient déjà au tabernacle et au Christ de leurs cousins québécois. Le mot est d’ailleurs utilisé plusieurs fois par l’un des personnages centraux en un moment crucial de l’œuvre, passage dans lequel je l’ai justement traduit par « Merde, merde, merde ! » La question du titre s’est donc posée à moi de façon aiguë. Fallait-il privilégier le juron et proposer à l’éditeur : « Le paradis et la merde » ou, mieux encore, « Le paradis et merde » !? Le problème était que ce titre ne correspondait pas, loin s’en faut, au ton du texte, lequel est une absolue merveille de finesse et de poésie : on touche donc là aux limites de la traduction. Et ce texte, que décrit-il ? La vie de marins à la toute fin du XIXe siècle, de marins coincés quelque part sur terre. Deux d’entre eux aspirent particulièrement au ciel, sont mus par une soif d’absolu, et la seule manière qu’ils ont de l’approcher consiste à lire de la poésie, encore et encore. Où sont-ils ? En Islande, ils pourraient presque être n’importe où : ils sont deux hommes, quelque part… Quelque part entre ciel et terre et cet Entre ciel et terre est devenu le titre du roman parce qu’aucune des autres solutions n’était envisageable pour des raisons précises que je ne développerai pas ici afin de ne pas être trop long, mais qui tiennent toutes aux limites que le bon sens nous impose afin de ne pas froisser l’oreille du lecteur francophone et de ne pas dénaturer complètement l’original en saccageant la langue hautement poétique de Jón Kalman dès le titre.
Le second problème auquel j’ai été confronté était le titre de la première partie, lui aussi très poétique en islandais : « Við erum nærri því myrkur ». La traduction la plus proche de cette formule lapidaire et ascensionnelle serait la suivante : « Nous ne sommes presque que ténèbres ». Le défaut de cette formule en français est qu’elle propose une répétition très malvenue de sonorités qui se rapprochent d’un bégaiement avec ce « presque que ». Ce sont les premiers mots d’un texte d’une beauté fulgurante et je dois avouer que le traducteur qui se contenterait de cette solution serait à mon avis bien mal engagé sur la voie de la poésie. Or, quel est le canon absolu de la poésie en langue française ? Le vers et, de préférence, l’alexandrin : son rythme me semble ancré au plus profond des Français qui ont tous appris à l’école primaire des poésies en vers. Lecteur et admirateur de René Char, je ne suis pas conservateur au point de refuser de faire droit à l’impair cher à Verlaine ou à la poésie en prose, mais là, si le traducteur le peut, ne devrait-il pas s’accorder les coudées franches et composer un alexandrin ? Une phrase fluide avec une belle allitération, deux hémistiches bien pesés et le tour est joué, tout cela, dans le strict respect, non de « la lettre qui tue, mais de l’esprit qui vivifie », disait Voltaire. Alors voici : « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres ». Peut-on considérer ici qu’on a franchi une limite, qu’on a forcé le texte à dire ce qu’il ne dit pas, qu’on l’a « surtraduit », qu’on lui a donné une qualité qu’il n’avait pas au départ ? Oui et non, mais bien plus non que oui. A cet endroit du texte islandais, la poésie ne nait pas de la forme, mais de l’idée exprimée par les mots et de la simplicité de la formule. Cela dit, la beauté est bien présente : n’importe quel Islandais qui lit ces mots ne peut que se réjouir et, comme la première traduction française avec le « presque que » écorche l’oreille, le traducteur n’a d’autre choix que d’opter pour la seconde et pour l’alexandrin. Je réfute d’avance l’argument selon lequel cette phrase serait le signe que le lecteur est en présence d’une belle infidèle : le texte islandais est beau, le texte français doit également satisfaire à cette exigence et il faut pour cela recourir à un ensemble de moyens, justifiés par la fin…

Prolixité d’une langue et pauvreté d’une autre pour décrire certains pans du réel
 

Et si maintenant nous parlions un peu de neige… C’est passionnant, la neige, c’est joli à regarder depuis sa fenêtre, les flocons, petits ou gros, les bourrasques qui forment parfois comme des rideaux et qui semblent balayer les rues ou dévaler les pentes des montagnes, les amas de neige gelée, les congères, le manteau blanc qui scintille et toutes ces jolies images. Cependant, quand on est francophone et qu’on veut vraiment la décrire avec précision : texture, grain, forme, température, état plus ou moins solide, plus ou moins liquéfié, il vaut mieux prendre quelques cours de langues nordiques. Jón Kalman Stefánsson, en bon Islandais, ne manque pas de vocabulaire pour décrire les phénomènes atmosphériques et le petit jeu littéraire auquel je viens de me livrer plus haut est un essai de traduction de mots qu’il utilise pour décrire la neige, laquelle occupe une grande place, presque deux cents pages dans le livre La tristesse des Anges, Harmur englanna, titre que j’ai cette fois-ci, traduit de manière littérale puisqu’il est aussi beau en islandais qu’en français sans transformations ni aménagements autres que celui de la traduction mot à mot. La neige ne manque pas en Islande et dans les pays nordiques et là où la langue française ne dispose que de quelques termes, l’islandais est d’une richesse qui n’a rien d’étonnant. On a ainsi : « snjór », « skafrenningur », « krapi », « slydda », « hríð », « fönn », « mjöll », « föl », « stórhríð », « neðanbylur » et « skafl ». Contentons-nous de cette petite mise en bouche et disons simplement que tous ces termes réfèrent à la neige en mettant l’accent sur la manière dont elle tombe – doucement, par à-coups, par bourrasques ? – sur sa consistance, sur une perception soit matérielle, soit poétique, etc. Cela signifie-t-il que les mots soient intraduisibles ? Certes non. Cela dit, le traducteur doit impérativement faire le deuil de la concision une bonne fois pour toutes et se résoudre à en passer par la périphrase. La question n’est pas de faire comprendre au lecteur qu’il neige, mais comment il neige et ce que cette neige implique pour tel ou tel personnage du livre. Le porte-t-elle à la rêverie ou risque-t-elle de sceller son destin de manière définitive en le collant au paysage telle une mouche prisonnière d’une vitre ?
 

Quand les châtaigniers font rêver ceux qui ne connaissent que la neige…
 

Supposons maintenant la difficulté à laquelle un traducteur islandais sera confronté s’il doit traduire une scène aussi banale qu’une promenade en forêt où l’on décrit divers arbres avant de faire une halte pour ramasser quelques châtaignes qu’on fera ensuite cuire dans de l’eau puis du lait comme le faisait ma grand-mère. Je souhaite bien du plaisir à mon confrère nordique : les mots désignant châtaigne et châtaignier existent bien en islandais, le problème est qu’ils ne renvoient pas à grand-chose de réel dans l’esprit de la majorité des Islandais pour la simple et bonne raison que leur terre est particulièrement pauvre en arbres et qu’il n’y pousse pas, que je sache, le moindre châtaignier. Est-ce à dire que cette scène est définitivement intraduisible ? Je ne le crois pas. Le traducteur misera ici sur les sensations éprouvées par les personnages, sur le goût de la soupe au lait et à la châtaigne, ainsi que sur l’exotisme. Le lecteur islandais qui n’a jamais voyagé n’a vécu dans sa chair ni l’expérience de cette promenade, ni ce repas pris avec sa grand-mère alors que le soir se pose sur la campagne et que l’air d’octobre fraîchit. Il sait toutefois le plaisir et le réconfort que procure le retour au foyer douillet après être resté longtemps dans le froid et alors, par la magie de la transposition des expériences, par la magie du langage et grâce à l’art du traducteur, il vit par procuration la scène dont nous parlons. La simple évocation d’un châtaignier le fera rêver. Et c’est en cela qu’on peut réellement dire qu’un traducteur abolit les frontières et repousse les limites du monde.
 

Eric Boury, décembre 2011.