vendredi 29 janvier 2010

Stefán Máni, NOIR OCÉAN





Stefán Máni, Noir Océan (Skipið)

Le quatre février prochain paraîtra dans la Série Noire chez Gallimard le premier livre traduit en français d'un auteur islandais né en 1970 à Reykjavik.

"Noir Océan" de Stefán Máni est une incursion vertigineuse dans un univers noir et brutal... L'intrigue se déroule presque entièrement sur un cargo, le Per Se dont le lecteur se demande de plus en plus au fil des pages s'il ne navigue pas simplement pour lui-même, comme l'indique son nom, animé qu'il serait d'une vie propre.
Les hommes qui se trouvent à son bord ne sont pas des enfants de choeur et, sachant qu'au fond de l'océan, qu'il soit déchaîné ou calme : "Ce qui sommeille pour l'éternité n'est pas mort", il n'y a pas de quoi être rassuré. Surtout quand on lit, dès le début du texte que "le mal est éternel et toutes les bonnes choses ont une fin".

Voici un extrait qui a retenu mon attention, son caractère autotélique (la représentation qu'il offre de l'oeuvre à l'intérieur de l'oeuvre) m'a séduit et il donne un bon aperçu de ce à quoi s'attendre :

"Voyager inconscient est une expérience très étrange. On oscille d’avant en arrière comme sur une balançoire, les mouvements sont simplement plus lents ; on ressent également de désagréables secousses latérales avec, toujours, cette drôle d’impression que le chemin qui mène vers le bas est plus long, plus creusé que celui qui conduit vers le haut, comme si le corps impuissant tombait depuis un point situé à une limite extrême et qu’on montrait la scène au ralenti sur un écran de télévision, encore et encore, inlassablement. Il y a là-dedans quelque chose qui apaise, qui, pour ainsi dire, hypnotise, mais il s’agit surtout d’une infinie sensation d’engourdissement qui semble davantage irréelle au fur et à mesure qu’on tournoie plus longuement au sein de ce vide moite à l’odeur de sang tiède, ce vide aussi vaste ou aussi réduit que l’esprit, aussi profond que l’écho nonchalant du tambour provoqué par ce coup reçu sur la tête :

Boum, boum, boum…

Les entrailles de la voiture sont noires. Vêtu d’un uniforme de marin blanc et bleu clair, Jón Karl est attaché à la civière. Le médecin qui veille sur lui est un homme-pieuvre avec un masque d’Albert Einstein sur le visage.
Si je vous dis : cela commence plutôt bien, ensuite, ça avance tranquillement, puis ça décolle nettement vers le milieu, mais personne ne comprend le dénouement. De quoi est-ce que je vous parle ?
Est-ce que c’est un film ?
Oui, mais je ne vous parle pas d’un film.
Serait-ce un livre ?
Oui, mais ce n’est pas d’un livre que je vous parle.
S’agit-il de cette traversée en mer ?
Oui, mais ce dont je vous parle est d’une ampleur et d’une importance qui dépasse celle de ce voyage.
L’ambulance roule sur une route cahoteuse, les chocs résonnent à l’intérieur de l’habitacle métallique aussi vaste que la cale d’un bateau :

Boum, boum, boum…"

J'avoue que cette traduction a relevé pour moi autant du plaisir que de l'épreuve : les termes de marine, de mécanique, d'économie, la hiérarchie à bord, les descriptions de salles des machines m'ont parfois donné bien du fil à retordre.

Martine Laval, critique littéraire à Télérama, en parle en termes élogieux sur ses LECTURES BUISSONNIERES.

http://www.telerama.fr/livre/la-nuit-je-lis-noir-ocean,51777.php

mercredi 20 janvier 2010

Le testament des gouttes de pluie, Revue Strokkur



Une belle surprise trouvée ces jours-ci sur la revue Strokkur : l'auteur de l'article propose une belle lecture poétique, à mon avis tout à fait bien vue, du Testament des gouttes de pluie, d'Einar Már Guðmundsson, publié chez Gaïa en octobre 2008.

"On pénètre dans l’univers des «gouttes de pluie» comme on traverse le miroir d’Alice. Il faut laisser derrière soi les oripeaux du réel et sa maussade linéarité pour un monde synesthésique où les arts se répondent : musique, peinture, littérature s’allient pour éviter le figement des (du) sens.

D’abord, on entre dans le livre comme on attend le commencement, l’éclatement pour ainsi dire, d’un opéra ; à l’ouverture du livre, le «sommaire», un programme musical : divisé en trois parties, comme en trois actes : «Le bateau dans la tempête», «Éclats de rire et battements de coeur» et «Le testament des gouttes de pluie», final qui donne son titre au roman. Puis trois niveaux de subdivision, jusqu’au détail de chacune des scènes ; les titres de celles-ci sont parfois très longs, souvent surprenants, construits selon un principe de concomitance incongrue qui n’est pas sans rappeler les collages surréalistes : «À propos de bibine provenant d’un magasin de tabac et d’alcool dirigé par l’État, de tambouille à vomir et de vins légers pour l’édification des poules mouillées» ou encore, plus courts mais non moins étonnants : «Caramels et églises», «Les têtes à l’intérieur des chapeaux», «Les bougies dans la boîte à chaussures». C’est que le narrateur, d’emblée, s’amuse, ainsi que le montrent de nombreux indices, dont le moindre serait l’usage récurrent de la formule «À propos de» au commencement des titres, clin d’oeil aux romans de Cervantès, Sterne et Diderot : omniscience du point de vue, jeu avec le lecteur, manipulation des personnages montrent la toute-puissance de l’instance narrative, qui se divertit aux rapprochements insolites. Deus ex machina, le narrateur donne la pleine mesure de sa puissance ; conduisant le lecteur de sa propre posture surplombante—le ciel d’orage au-dessus de «la ville obscure blottie dans le soir»—jusqu’à une «petite maison peinte en blanc» dans laquelle, avec lui, on s’attardera plus tard, et où sommeille Sigridur, femme de Daniel, le pasteur du quartier, le démiurge se fait peintre et esquisse le trait d’une ville à peine plus grosse qu’une «minuscule goutte d’eau», qu’il transformera ensuite à sa guise.

Dès le «sommaire», au «seuil» du texte, le roman se présente à la marge, sans décevoir l’effet d’attente du titre : les gouttes de pluie, personnifiées par le lien sémantique avec le «testament», occuperont bien un rôle central : thème principal, décliné, tout au long du roman, en de très nombreuses variations, les gouttes ponctuent le récit auquel elles confèrent, comme des battements de coeur, un rythme intérieur. L’orage symphonique de la première page donne le ton de cette longue métaphore : à l’origine de l’ébranlement de l’être, il donne lieu aussi à une déstructuration du récit : «Certains sentent leurs crâne vibrer», «on entend des craquements dans la croûte terrestre de l’esprit», «Quelque part, des failles se lovent autour d’âmes fragiles». Le réel, en vacillant, légitime alors tous les rapprochements, toutes les présences. Le narrateur convoque les êtres de légende, à l’origine probable du tremblement de terre (celui de l’être les soirs d’orage), parallèle aux secousses du ciel : des «nains» et des «elfes furibonds», les «antiques dragons et esprits tutélaires du pays» «virevoltent dans les entrailles de la terre» et «chaque chose tremblote pendant que le voûte céleste s’enflamme». Le récit semble basculer dans l’univers merveilleux du conte ; n’est-ce pas par ce genre de soirée que se manifeste «l’être vêtu de vert, le spectre de l’homme à la moustache constamment couverte de glaçons» ? Non content de mettre lui-même en cause la crédibilité d’un roman aussi composite, le narrateur se livre au pur plaisir de la narration. Dans un quartier de Reykjavik en effet, «à l’intérieur de l’atelier du vieux sellier» se sont rassemblés des personnages qui espèrent boire de l’alcool «afin d’engendrer des histoires». Quel plus bel hommage à la littérature que cette référence à L’Heptaméron de Marguerite de Navarre, où chaque personnage semble n’être là que pour raconter une histoire. Mais l’apparent retour à une forme de réalisme n’est qu’illusoire ; le sellier lui-même est un être de légende : «il ne serait pas hors de propos de considérer qu’il ait atteint l’âge de trois cents, quatre cents ans voire qu’il ait compté parmi les premiers à s’être établis en Islande au IXe siècle.» Un personnage de roman donc, «qui sauta d’entre les lettres d’un livre, sortit de son histoire et se retrouva dans le monde», ou bien de théâtre ? Dans l’atelier, décor un peu fouillis où l’on peut voir «toutes sortes d’objets décoratifs qui mélangent les époques»—le «squelette poli d’une baleine qui brille et lance des étincelles», des «têtes de renards empaillés», des «peaux de bêtes venues de pays étrangers», des «boucliers», des «poignées d’épées décorées» — se retrouvent en effet, outre Gunnar, «le dernier paysan en activité dans le quartier», suivi de son chien noir, «les quatorze pêcheurs» réunis ainsi qu’un «choeur d’hommes». Nous voilà, l’espace d’un temps indéfinissable, transportés dans l’univers de la tragédie antique.

Monde illusoire que celui des gouttes de pluie, éphémères, tôt disparues ; monde d’illusion, tant elles transforment, l’espace d’un instant, ce (ceux) qu’elles atteignent. Il faut pénétrer dans l’univers des gouttes de pluie, écouter ce qu’elles racontent en tombant, les histoires, multiples, polymorphes, qu’elles laissent derrière elles ; les voir comme le temps qui martèle les existences et rappelle avec insistance que «nous flottons entre deux dimensions sur le seuil de l’univers»."



Malheureusement, le nom de l'auteur de ce bel article n'est pas précisé sur le site.

J'en profite pour signaler ici ce site de Strokkur qui est à explorer, on y trouve des analyses littéraires, des présentations, des traductions :
http://www.strokkur.org/Strokkur/hef1.html